L’Italie était en 1861 un État nouveau-né qui connaissait d’immenses problèmes, dus principalement aux différents niveaux de développement de ses régions, et qui se cherchait une structure institutionnelle à même de les résoudre. Entre une solution fédéraliste, qui aurait entre autres valorisé la mosaïque culturelle italienne, et une jacobine, où le centre aurait donné l’impulsion et assuré le contrôle, ce fut la seconde qui l’emporta. Cela comporta la recherche d’une  certaine homogénéité culturelle : comme l’affirma Massimo Taparelli D’Azeglio, il fallait «  faire les Italiens », et ce à partir d’une population analphabète à plus des 95% dans certaines régions.
Face à l’immensité de la tâche, les tons se firent immédiatement très durs et très éloignés du libéralisme pourtant affiché officiellement : ils semblaient en réalité anticiper l’époque dominée par le fascisme, une mouvance politique que le grand journaliste italien Indro Montanelli appela justement « un raccourci pour une nation ».
Au moment même où se réalisait l’unification (novembre 1861), le député piémontais de Lucca, Giovenale Vegezzi-Ruscalla, dans un pamphlet fort agressif, parla de la langue française dans certaines vallées du Piémont comme d’une « souillure à effacer ». Le Conseil communal d’Aoste réagit posément par un contre exposé, mais aucun des rédacteurs de la réponse ne pensait manifestement que la chose fût autre chose qu’un exercice polémique.
Il n’en était pas ainsi. Toutes les mesures préconisées par Vegezzi-Ruscalla pour briser la langue française au Val d’Aoste furent en réalité prises ensuite, qui consistaient, principalement, dans la destruction scientifique et systématique de l’école francophone, de l’administration francophone et de la toponymie francophone.
L’accélération la plus marquée dans ce processus se vérifia sous le fascisme, qui encouragea notamment d’un côté la massive émigration des autochtones, de l’autre une encore plus importante immigration italienne au Val d’Aoste, par le biais entre autres de la fondation « Italica Gens », dont le nom indiquait assez bien que les Valdôtains n’étaient pas considérés comme des Italiens. Un nettoyage ethnique de fait qui concerna, grosso modo, un tiers de la population.
Si le fascisme porta au paroxysme la répression anti-francophone, c’est sans doute parce que la langue française, profondément enracinée dans le tissu social valdôtain, fût-ce principalement en tant que langue toit du dialecte francoprovençal, le parler maternel de l’écrasante majorité de la population, résistait mieux que prévu aux assauts. Dans le recensement linguistique de 1861, plus des 93% de la population se déclaraient francophone. En 1921, lors du dernier recensement qui comportât encore une question sur la langue (la République s’accommoda de la méthodologie statistique du « ventennio », qui excluait qu’un Italien puisse parler autre chose que l’italien) ils étaient encore 88%.
Outre la suppression pure et simple de toute école francophone, de toute administration francophone, outre la traduction des toponymes, le fascisme introduisit surtout un élément qu’il paraissait indispensable d’associer à jamais au français : la peur. Abus, insultes, passages à tabac devinrent le lot commun de ceux qui s’obstinaient à s’exprimer dans la langue de leurs ancêtres.
Trois épisodes peuvent, à titre d’exemple, évoquer le climat de l’époque :
  • En 1927, un groupe de jeunes pénétra dans le cimetière de Saint-Ours, à Aoste, et viola les tombaux qui portaient des inscriptions en français. L’impression suscitée par l’épisode, qui ne fut pas poursuivi par les autorités, fut immense. Si les morts eux-mêmes étaient dérangés, c’était bien que rien ne pouvait arrêter les persécutions ;
  • Seule une force empêchait la répression d’aller jusqu’au bout, et c’est vers elle que les Valdôtains, profondément catholiques, se tournaient : l’Eglise, qui avait assuré depuis tout temps la conservation du patrimoine culturel et linguistique valdôtain et qui, depuis la prise de Rome en 1870, avait redoublé d’intensité dans la défense plus ou moins clandestine du français. En 1929 Mussolini obtint cependant son plus grand succès de politique étrangère, le seul en effet à lui survivre, et signa le ConcordatL’Eglise vira immédiatement sa cuti et devint la promotrice inconditionnelle de l’italianisation forcée du Val d’Aoste, bien que de nombreux curés valdôtains, regroupés autour du chapitre de Saint-Ours et de Monseigneur Stévenin, s’y opposassent. Ce qui sera bien résumé par la phrase, demeurée célèbre, du nouvel évêque d’Aoste, Monseigneur Imberti, selon lequel la nécessité première était de « italianiser, fascistiser ». À partir de là (nous sommes en 1932), le tout prit un tour frénétique et maniaque. À remarquer aussi que plusieurs Valdôtains – probablement la majorité – participèrent activement au phénomène, parfois avec d’autant plus de rage qu’ils sentaient bien qu’il leur fallait être plus italiens que les Italiens eux-mêmes pour être acceptés, selon une dynamique d’auto aliénation bien connue chez les minorités linguistiques ;
  • Quand, en 1938, un drapeau français servit à envelopper un âne, que l’on promena ensuite dans la ville avant de brûler le drapeau, la violence exercée contre des symboles pouvait laisser présager une involution ultérieure d’un régime qui se voulait l’imitateur de plus en plus zélé du nazisme (1938 est aussi l’année où sont approuvées les lois anti-juives en Italie et où les Tyroliens du Sud sont sommés d’abandonner soit leur langue, soit leur terre). Mussolini lui-même se chargea de bien faire passer le message, lors de sa visite à Aoste (où une gigantesque banderole spécifiait que l’on ne voulait plus que l’on parle français) et plus encore lors du fameux discours violemment francophobe où il assura que l’Italie n’avait aucun besoin de « fratellanze, sorellanze, cuginanze o di altre parentele bastarde ». Nul ne sait, en d’autres termes, à quels excès les fascistes se seraient abandonnés si cette « frénésie de destruction », comme l’avait définie Chanoux, avait pu arriver jusqu’au bout : mais la peur du pire était désormais légitime.
L’entrée en guerre de Mussolini en 1940 contribua de façon décisive à la défaite de l’Axe et par là à la fin du fascisme, ce qui semblait ouvrir de nouveaux espoirs pour le Val d’Aoste.
Mais les Valdôtains étaient partagés entre eux et, après l’arrestation, la torture et la mort du chef de la résistance valdôtaine Émile Chanoux, le 18 mai 1944, un chef leur manquait pour les conduire dans leurs négociations avec la nouvelle Italie qui naissait dans la fumée de l’avancée alliée. Ce sont les Français qui s’en chargèrent d’abord, sur ordre de De Gaulle, qui voulait que les Valdôtains puissent « être ce qu’ils sont : un peuple mentalement français », en occupant le Val d’Aoste. L’annexion à l’Hexagone échoua cependant à cause de la dure opposition du président américain Truman (juin 45). En partant, les Français pensèrent surtout au futur et à leurs relations avec l’Italie de l’après-guerre. Aucune requête de garantie internationale ne fut présentée, et aucune pression exercée : la France victorieuse obtint infiniment moins que l’Autriche battue pour sa minorité opprimée par le fascisme. Elle fit ensuite plus : grâce à l’action de son ministre des affaires étrangères Georges Bidault, qui était en de très bon termes avec le président italien Alcide De Gasperi, notamment de par les communes origines démocrates-chrétiennes et l’action du Vatican, elle s’arrangea pour faire retirer du traité de paix même les clauses qui protégeaient les anciens annexionnistes, dont un, Vincent Trèves, fut ensuite arrêté.
Dépourvus de commandement, isolés et complètement désillusionnés, les Valdôtains finirent par rentrer au bercail grâce aussi à l’efficace action du professeur Federico Chabod, intransigeant défenseur de l’« italianité » du Val d’Aoste. Il promit que les droits des Valdôtains, y compris linguistiques, auraient enfin été complètement reconnus. Il manifesta même une certaine indignation parce que, écrivait-il, certains Valdôtains semblaient croire qu’Italie et fascisme étaient la même chose et encore plus une farouche hostilité pour la France qui, selon lui, aurait rempli le Val d’Aoste de Maghrébins en cas d’annexion, comme il le précisa dans son mémoire en soutien de l’italianité du Val d’Aoste. Il eut bon jeu, dans la mesure où le CLN-Haute Italie (Comité de Libération Nationale) avait explicitement promis aux Valdôtains un Statut leur garantissant une véritable autonomie, notamment du point de vue culturel. Quand les engagements solennels furent trahis, on essaya de le défénestrer (au sens propre, 1946) et Chabod partit du Val d’Aoste, sa mission accomplie, pour ne jamais y revenir.
Mais il était trop tard : le pli était pris. Et sous la jeune et fraîche démocratie, qui n’avait hélas expurgé aucun des fonctionnaires en chemise noire, le Val d’Aoste se retrouva à poursuivre sur l’erre du système établi par le fascisme, d’autant  plus que dans plusieurs milieux italiens couvait une sourde hostilité contre les « traîtres » qui avaient cherché à faire sécession.
Certes, les deux langues furent théoriquement mises à parité dans le Statut spécial octroyé au Val d’Aoste : mais, dans les faits, presque tout resta comme avant. Ce que l’on retrouve dans une lettre amère envoyée à Chabod par son ancien ami, le professeur Alexandre Passerin d’Entrèves, se plaignant que « rien n’a changé pour les Valdôtains ». Et qui n’échappa pas à de nombreux correspondants de journaux étrangers, dont Le Monde, qui s’étonnaient encore dans les années 60 de la persistance d’attitudes francophobes. Plus explicite, celui de la Tribune de Genève alla même jusqu’à conseiller aux Valdôtains d’abandonner complètement le français, pour ne pas vivre dans un « régime de brimades », dont l’évidence lui paraissait éclatante : qu’il suffise de rappeler ici à titre d’exemple que, jusqu’en 1966, la loi de 1938 qui interdisait de donner des prénoms « stranieri » à ses enfants resta en vigueur.
Que la question linguistique constituât un serpent de mer, fort dangereux et que nul ne souhaitait réveiller, est d’ailleurs prouvé par l’absence, en toutes ces années, d’une recherche linguistique étendue sur les conditions de la minorité valdôtaine.Les opinions personnelles tinrent dès lors lieu de sondage scientifique, et sans doute cela nuisit grandement à la défense du plurilinguisme. Les articles 38, 39 et 40 du Statut spécial, renforcés ensuite par le 40bis traitant de la minorité Walser, jouèrent un rôle quasi-totémique, comme si leur évocation suffisait à garantir la survie des langues menacées et lourdement combattues pendant huit décennies.
Plusieurs travaux remarquables furent sans doute réalisés, mais rien qui pût être considéré comme vraiment englobant : à telle enseigne que la Commission européenne, dans un rapport officiel de 1986 et non sans ironie, affirma que pour avoir une idée des langues parlées en Vallée d’Aoste il fallait s’en remettre aux « sages » de l’endroit.
Après cinquante-cinq ans de ce régime constitutionnel de « parité », qu’en est-il alors de la situation linguistique valdôtaine ?
Notre récent sondage (7.500 questionnaires, 6 tranches d’âge, 79 points de saisie des données) constitue la plus importante tentative à ce jour de mettre en lumière à la fois la situation présente et son évolution probable.
Les différents professeurs qui ont accepté de commenter les résultats expliquent beaucoup mieux qu’on ne saurait le faire leur signification. Mais, en général, il est possible d’affirmer que la situation est dramatique (si, évidemment, on considère, comme cette Fondation le fait, que le plurilinguisme et le respect des minorités sont un devoir et un atout d’une société). En particulier, les travaux des professeurs Ribecco-Roullet, Berruto et  Strubell sonnent, pour qui voudrait bien l’entendre, une alarme très claire.
Ce qui est confirmé ictu oculi par les tendances lourdes : presque la totalité des plus jeunes se disent de langue maternelle italienne, et l’italianisation totale de la population suit une progression que ni le Statut, ni l’éducation bilingue ne semblent enrayer le moins du monde.
Si l’on peu alors résumer de façon un peu crue, mais sans doute pas inexacte, ça va de mal en pis, et sous peu tout sera fini. Le rêve de Giovenale Vegezzi-Ruscalla sera enfin réalisé et l’on aura effacé la « souillure », dans l’indifférence apparente de la très grande majorité.
Nous nous bornerons alors à ajouter un petit constat pratique, afin que ceux qui liront ce volume hors du Val d’Aoste aient à l’esprit en quelle situation les pratiques langagières valdôtaines se trouvent à évoluer.
  • Il n’y a au Val d’Aoste aucune école francophone. L’enseignement en français, théoriquement dispensé à raison des 50% du temps des cours, ne l’est en réalité de façon systématique que jusqu’au niveau de l’école élémentaire. Donc, jusqu’à l’âge de 10 ans. Qui plus est, presque aucun enseignant n’est de langue maternelle française ou d’un niveau équivalent, car les titres d’étude français ne sont pas reconnus en Italie. Des personnes qui connaissent le français comme langue étrangère, fût-ce parfois à un très bon niveau, enseignent donc à d’autres en cette langue. Le résultat est évidemment que la qualité finale de la connaissance, au niveau  des élèves, est souvent très peu satisfaisante. Une certaine connaissance en existe sans doute, mais presque jamais la maîtrise : ce qui pousse évidemment de plus en plus de monde à s’exprimer en italien et même à considérer parfois que le français est « inutile », ce qui, en l’état des choses, n’est sans doute pas complètement faux ;
  • Quand on se déplace vers le niveau secondaire des études, le français disparaît pratiquement. En ce qui concerne l’Université, les titres d’étude francophones, on l’a vu, n’étant pas reconnus, très peu de chances existent que ceux qui poursuivent leurs études le fassent en français, ce qui donne les résultats que l’on devine sur la gamme haute d’emploi de la langue. La nouvelle Université de la Vallée d’Aoste ne comporte de son côté pas de différence par rapport aux autres athénées italiens : et les cours qui impliquent l’utilisation de la langue française se tiennent en effet en Belgique ;
  • Aucune obligation n’existe pour l’administration de s’exprimer dans les deux (trois, si l’on considère le francoprovençal) langues ou dans la langue choisie par le citoyen : des recherches confirment que plus des 90% des communications, et dans certains domaines la totalité, sont alors effectuées en italien exclusivement ;
  • Aucune obligation non plus en ce qui concerne panneaux, inscriptions, affichage publics : quand le français est présent, il est souvent truffé de fautes, et toujours à droite, en bas, en italique, en jaune, en plus petit, bref, en position minorée. La carte d’identité valdôtaine elle-même en est une preuve : elle est bilingue, mais le français est en dessous, en italique et en une police trois fois plus petite ;
  • Les magistrats ne doivent pas connaître le français. Au parquet, on a même une fois parlé explicitement de « faune francophone », sans que l’auteur de la déclaration (David Monti) ne soit inquiété ;
  • Deux chaînes télévisées francophones existent, contre une trentaine en italien ; aucune radio en français ; pratiquement toute l’information locale est en italien ;
  • L’Administration régionale investit des dizaines de millions d’euro par an dans des projets de « recyclage », de « formation », d’« expérimentation » bilingues et dans les « indemnités de bilinguisme », censées rémunérer l’effort des employés d’être « bilingues » : c’est un choix parfaitement légitime, mais aucune étude coûts/bénéfices n’a jamais été réalisée et des doutes légitimes planent sur la pertinence – du point de vue du résultat linguistique – de ces investissements ;
  • Dans la société civile, on constate périodiquement, que ce soit dans les médias ou dans la rue (manifestations contre le français de 1998), des éruptions de francophobie, ce qui indique bien que le français est encore au Val d’Aoste un problème, faute d’être désormais une langue courante ;
  • Aucune réception n’a été donnée à la loi de l’État 482/99 sur la protection des langues minoritaires, qui concernerait notamment ici le francoprovençal, et qui permettrait de le valoriser en lui donnant enfin un statut d’officialité ;
  • Tout ceci est valable – et à plus forte raison – pour la minorité Walser, encore plus réduite et donc en théorie nécessitant un degré accru de protection ;
  • La sensation plus généralement perçue est que le « bilinguisme » officiel offre comme avantage la possibilité de se définir « autres » et, par là, de permettre la survie d’un Statut d’autonomie que l’on considère manifestement fort utile dans d’autres domaines, notamment du point de vue financier. Mais l’intérêt réel pour la survie de la diversité linguistique semble en réalité très faible, à telle enseigne que plusieurs minorités linguistiques italiennes, comme les Slovènes, jouissent de conditions de protection nettement plus favorables.

Sans doute le Val d’Aoste est-il à un tournant de son histoire linguistique. Il peut accepter avec fatalisme la disparition du franco-provençal et l’agonie du désormais mauvais français qui y est encore présent (inéluctables si rien n’est fait), ou changer de cap, tout en tenant compte du monde nouveau dans lequel nous vivons.
La seule chose qu’il serait souhaitable d’assurer est que cela soit décidé de façon transparente et démocratique, avec tous les acteurs – c’est-à-dire, ici, tous les citoyens, avec leurs préférences linguistiques et éducatives – au courant des tenants et des aboutissants de la situation et des options possibles à suivre : pour l’instant, on peut affirmer qu’on est loin du compte.
Toute modeste ait-elle été, et tout immodeste soit-il de la revendiquer, nous espérons alors avoir apporté avec cette recherche notre contribution au débat. (Aoste, novembre 2003)

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